Une drole de guerre

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Une drôle de guerre

La guerre était cette fois bien déclarée !... Elle se propageait rapidement en Europe depuis son foyer originaire situé en Orient.
C’était un matin. Nous étions quelques-uns réunis autour d’une table, sans aucune proximité autorisée. Une parole aux accents graves nous annonçait les conséquences de décisions prises la veille au Château encore honoré. Il fallait déguerpir les lieux de notre saint siège. Les couloirs étaient déjà désertés par leurs hôtes traditionnellement accaparés par des dossiers brûlants ou des secrets fuyants. Tous étaient privés de leur statut de représentant de l’universel. Le singulier de leur existence, soudainement en péril, émergeait au détour d’un regard inquiet déposé sur leur désormais inutile présence. Le silence planait comme rôdait la mort à l’époque où sévissaient symboliquement les plaies d’Égypte. Nulle croix n’était dessinée sur les portes. « Le sauve qui peut » était généralisé. Nous emportions donc nos trésors. Je choisissais dans une précipitation de convenance quelques livres précieux, quelques dossiers à l’apparence urgente ou encore la mémoire artificielle de ces dernières années de subjectivité mobilisée au service d’un édifice immatériel et menacé. Ce qui chaque matin se présentait à mon lever comme un apodictique attracteur devenait étrangement ce qu’il fallait fuir aujourd’hui par fatalité. C’était le temps de la débandade, orchestrée paradoxalement par un plan de continuité de l’activité, finement concocté.

Les universités, les lycées, les écoles fermaient précipitamment leurs portes du savoir. Les fleuristes offraient des fleurs. Les cafés perdaient de leur habituelle pression. Paris se vidait aussi rapidement que les rayons de produits de première nécessité. La débâcle s’organisait et offrait le spectacle de la fuite des chanceux ou des fortunés, aimantés vers les provinces non encore infectées par les armées de soldats déjà couronnés. Je recevais un courrier digitalisé quelques jours plus tard. Mon affectation m’enrôlait, cette fois, dans une nouvelle mission : Riposteur créatif sur les territoires. C’était un poste d’observation qui allait m’amener à traquer les transformations opérées sur le front des luttes microcolines et réunir des chercheurs aux illusions heureusement perdues mais à la critique impertinente.
Chaque soir, sur les écrans dématérialisés, un clown blanc sinistre et comptable égrenait des consignes incompréhensibles. Il transmettait le nombre des nouveaux territoires perdus, celui aussi des disparus, cruellement privés de la potion magique d’un druide phocéen frondeur, enfin celui des heureux rescapés des combats invisibles et acharnés, qui célébraient leur victoire contre ces voyageurs clandestins portés par des gouttelettes au goût amer et vicié. Un Auguste Général apparaissait parfois pour annoncer des nouvelles improbables. Ces prophéties hétérodestructrices étaient tout de suite démenties par ses lieutenants et amiraux zélés. La cacophonie régnait mais l’orchestre des premières classes jouait l’hymne à la joie sans baisser d’un ton !... Pendant ce temps-là, sur le champ des erreurs masquées, des acteurs et des figurants, mal payés, construisaient des ponts de solidarité insoupçonnée. Ces terrains de vie résistaient magnifiquement à l’occupant, les lignes de démarcations s’effaçaient pour laisser place à des lignes de fuite miraculeusement tracées, notamment dans l’abbaye disruptive de Cluny, par des novateurs impénitents depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours en sursis.
Les gens faisaient la queue sur les trottoirs étrangement distancés les uns des autres. Ils ne se parlaient plus. Enfin seulement par des mimiques et des gestes apeurés. Le silence régnait partout. Il était devenu le Maître absolu. Le boulevard où j’habitais restait étrangement calme. Cela me rappelait, perché sur mon balcon voltairien, les instants précédents le défilé des grandes « manifs », quand les voitures sont enlevées, les vitrines des magasins fermées, les quidams écartés. C’était bien le même silence que celui qui annonçait les tempêtes vociférantes et colorées de ces marées humaines emportées par leurs banderoles et leurs chants revendicatifs. J’attendais donc que quelque chose se passe. Mais rien, le vide se prolongeait. Et pourtant l’attaque semblait imminente. Tout le monde se préparait. Les commerçants se barricadaient derrière leur caisse aux murs transparents et leurs mains gantées. Certains portaient des masques impossibles à trouver. Le marché noir avait bien commencé. A ma grande surprise la farine manquait et les gens pourtant grossissaient. Le silence persistait et devenait même inquiétant. Mais le soir de mon anniversaire, mes voisins au moment de l’apéritif virtuel, se mirent au balcon et m’applaudir chaleureusement. Je les applaudissais en retour, très reconnaissant. Ce rituel persista pour mon bonheur quelques semaines. Par contre sur l’immense place aux colonnes portées par les majestueux édifices de Claude-Nicolas Ledoux, il n’y avait jamais âmes qui vivent, seulement la présence de la Maréchaussée. Elle était, il est vrai, peu encline aux manifestations affectives. Je la croisais discrètement. Je m’aperçus un jour que je n’avais pas rédigé mon laisser-passer. Ce papier bizarre où l’on s’autorisait soi-même à sortir. L’absurdité était pour le moins ici caractérisée. Elle me rendait fou, par l’injonction contradictoire qu’elle introduisait. Je devenais alors un faussaire réglementaire. Je dupliquais mes déclarations de sortie recto-verso. Pour m’extraire de ce paradoxe, j ’y déposais mon propre cachet et affichait fièrement en entête : République Française. Je signais même Joseph Fouché, Ministre de la Police. Intimement, je m’imaginais en effet revenu au temps du Directoire ! Cela ferait certainement plus sérieux, croyais-je, s’il advenait qu’un jour je fus arrêté par un Maréchal des logis chef sourcilleux. J’inventais alors des motifs de sortie de plus en plus ingénieux. Après les repas, je prétextais au début une nécessaire digestion en mouvement du fait d’une colonie de bigorneaux accrochée sur mon os du rocher temporal mais j’améliorais rapidement mon argumentation car celle-ci aurait pu être facilement démasquée par une police scientifique en faction. Je développais donc une ambitieuse stratégie en m’appuyant sur la théorie de la synchronicité. Il me fallait absolument trouver dans mon quartier, écrivais-je formellement sur mon attestation, un indice de résonance avec mon état intérieur pour retrouver mon équilibre psychique antérieur. Lorsque je me rapprochais en effet de mon propre centre, il me fallait partir à la recherche d’un objet ou d’une situation évoquant la centralité, ce qui n’était pas chose facile. Je ne pouvais raisonnablement évoquer la manifestation de soucoupes volantes provenant des pays du Levant afin d’éviter l’enfermement. Lorsque je me rêvais en chef, ce qui était fort éloigné, je vous rassure, de mon état habituellement conscient, il me fallait absolument pour retrouver le sommeil, mettre la main sur ce que certains appellent l’excentricité centrale1, être dedans et dehors à la fois. Un exercice d’une subtilité dialogique extrême réservé au seul Président. Je devais parfois passer plusieurs nuits dehors pour découvrir l’incarnation de ce symbole dans la jungle urbaine. Le matin malgré la fatigue et la déception d’avoir fait chou blanc, il me fallait me remettre toutefois au travail, je précise, par téléportation dématérialisée. Je retrouvais alors ce rôle que l’on m’avait institutionnellement attribué. Je me branchais donc régulièrement sur des écrans. Des visages apparaissaient, disparaissaient, se déconnectaient, puis se reconnectaient et parfois plus rien. Le monde avait changé. Il n’y avait plus de contrôle des corps. Chacun devenait un avatar en pleine liberté. On échangeait avec des personnes auparavant jamais rencontrées. Certaines portaient des paroles enthousiasmantes, par exemple, sur les « Communs » alors que, jusqu’à présent, j’entendais parler plutôt des communes. Mes interlocuteurs, passionnés par la situation de crise, recherchaient désespérément des « Questions puissantes » ! Mais existaient-ils vraiment ces êtres désincarnés qui se disaient enfermés aux quatre coins du territoire, qui plus est, follement stimulés par l’énigmatique théorie du « U » ? Inquiet, je m’interrogeais … On recevait quotidiennement des liens, aux noms acrobatiques et chaque fois renouvelés, pour répondre à des invitations, par exemple, celle d’un Collaborathon. Parfois, on cliquait sur le lien, toujours de couleur bleue, noblesse du sens distanciel oblige, mais rien ne se passait, trop de nuages électro-magnétiques sur le cloud sans doute. Parfois, on découvrait des centaines de visages désireux de converser, la maîtresse de cérémonie, aux apparences d’une fée aux boucles dorées, battant ces cils comme les ailes d’un papillon échappant aux filets des chasseurs-collectionneurs bureaucrates, dirigeait le spectacle numérique puis diffusait des iconographies colorées des facilitateurs graphiques convoqués. C’était toujours magique de voir apparaitre ces visages en mouvement, figés ou floutés, à la voix fluide ou hachée. C’était bon de partager notre solitude, même en mode dégradé. Mais on ne savait toujours rien de ce qui allait se passer à l’avenir. L’ennemi infiniment petit mais, disait-on, en grand nombre était toujours là, prêt à bondir sur nos visages menacés. Je ne les voyais pourtant pas ces guerriers du XXI ème Siècle. Les écrans de télévision ne parlaient, quant à eux, que de ce danger invisible, détecté seulement par des courbes chiffrées, qui détruisait tout, la santé, l’éducation, la culture, la gastronomie, qui attaquait aussi les collectifs et même la puissante économie mondiale, que je pensais indéboulonnable, mais toujours rien à l’horizon. Les plages ensoleillées étaient interdites et les baignades non prescrites. Les vacances étaient incertaines comme les élections qu’on espérait prochaines. L’incertitude totale régnait. Nonobstant et petit à petit, je m’y faisais. Le matin, mes collègues confinés déposaient gentiment sur un espace sécurisé un petit mot, une météo, une fleur ou parfois même une vidéo !... J’apprenais que des réunions au sommet préparaient l’avenir à coup de programme de déconfinement ou de reconfinement, à ne pas écarter. La capitulation semblait donc se profiler. On craignait néanmoins une deuxième vague, peut-être sur nos plages, pour cette raison, maintenues hors de portée. Alors que l’ennemi était rentré sans bruit dans le pays et avec force dans Paris, depuis plusieurs semaines déjà, à la différence des loups d’une autre époque, nous venions enfin de terminer l’édification de notre spécialité nationale, une deuxième ligne Maginot construite après la bataille, avec un rempart de masques chirurgicaux fabriqués en tissu et en papier crépon. L’ennemi capable de mutation instantanée aurait-il décidé de percer cette fois encore nos protections artificielles par une voie détournée. Allait-on l’encercler ?... Le juguler ?... Certains n’y croient pas, s’en lavent les mains et rêve même d’un grand raout pour fêter la victoire sur un air des Goguettes… l’été prochain !

Bernard ALIX
23 mai 2020


1 Robert Damien – L’éloge de l’autorité, Armand Colin